vendredi 7 mai 2010

Le Monde.fr: A Tunis, le drôle de dîner du bâtonnier et la fête de la "famille de l'information"





C
hristian Charrière-Bournazel, l'ancien bâtonnier de Paris, n'en revient toujours pas. Samedi 24 avril, à Tunis, il doit retrouver pour dîner dans un restaurant du centre de la capitale tunisienne une dizaine de convives. Un magistrat, des avocats, des journalistes, des militants de droits de l'homme. "Je ne dis pas leur nom", s'excuse-t-il.

C'est un rendez-vous amical destiné à clore un bref passage. La veille, M. Charrière-Bournazel était invité à intervenir à l'école du barreau de Tunis sur les questions de déontologie. Et, ce soir-là, tous les invités sont arrivés. Sauf un : le journaliste Zouhair Makhlouf, membre du Parti démocrate progressiste (PDP). L'avocat Bassem Trifi, présent autour de la table, vient d'être averti qu'il a été interpellé à son domicile par la police.

On l'attend, sans trop s'émouvoir. Ce sont des choses qui arrivent et Zouhair Makhlouf en sait quelque chose, qui vient de purger quatre mois de prison après un reportage économique. Figure aussi, parmi les convives, le journaliste Fahem Boukadous, condamné à quatre ans de prison après avoir couvert l'agitation sociale dans le bassin minier de Gafsa, et dont le procès en appel est prévu le 18 mai.

Mais, à 23 h 30, inquiets, l'ancien bâtonnier de Paris et M. Trifi décident de se rendre au poste de police de Borj-El-Ouzir, proche du domicile de M. Makhlouf. "Le chef nous a assuré qu'il n'était au courant de rien, que Zouhair n'était pas là, ni dans un autre commissariat", affirme M. Trifi. Bredouilles, les avocats repartent vers l'hôtel de M. Charrière-Bournazel lorsque leurs téléphones sonnent. Le journaliste, sorti du poste auquel se sont vainement rendus les deux hommes, est de retour chez lui.

"Aucune forme de censure"

"Nous y sommes allés. Il nous a ouvert, sa veste était maculée de taches de sang, son nez portait des traces de coups", raconte M. Charrière-Bournazel. Interloqué, le bâtonnier prend des photos avec son téléphone portable. "Ce pays qui a une vitrine agréable, qui fait des progrès, et frappe à la porte de l'Europe (pour obtenir le statut de partenaire privilégié) ne peut pas méconnaître la liberté d'expression !", s'insurge-t-il. Le jour même, il écrit une lettre au président de la République tunisienne, Zine El-Abidine Ben Ali, restée sans réponse.

Le 3 mai, la Journée mondiale pour la liberté de la presse a été célébrée à Tunis. Dans un message au Syndicat national des journalistes et à l'Association des directeurs de journaux - après la sortie de prison, le 27 avril, du plus médiatique journaliste et opposant Taoufik Ben Brik -, le président Ben Ali a tenu à rendre hommage "aux travailleurs et aux travailleuses de ce secteur". "Nous réaffirmons aujourd'hui, ajoute-t-il, qu'il n'existe en Tunisie aucun tabou ni interdit et que les médias tunisiens peuvent traiter tous les dossiers et toutes les questions sans aucune forme de censure autre que celle que leur impose leur conscience..."

Le message présidentiel s'achève en souhaitant une "bonne fête à la famille de l'information".

Isabelle Mandraud
Article paru dans l'édition du 07.05.10